« Si notre pays flanche, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants […] alors on est en risque ». Une analyse juridique des propos du chef d’état-major des armées Par Thibaud Mulier
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Ce billet explore les problématiques d’ordre juridique soulevées par le discours du chef d’état-major des armées devant les maires de France. Sa prise de parole et les réactions suscitées interrogent l’étendue de l’expression des officiers supérieurs militaires sur l’espace public et le principe constitutionnel de suprématie du pouvoir civil sur l’autorité militaire.
This article explores the legal issues raised by the speech given by the Chief of the Defence Staff to France’s mayors. His remarks and the reactions they provoked call into question the extent to which senior military officers should express their opinions in the public arena and the constitutional principle of the supremacy of civilian power over military authority.
Par Thibaud Mulier, Maître de conférences en droit public (CTAD, UMR 7074)
Le 18 novembre 2025, le chef d’état-major des armées (CEMA), le général d’armée aérienne Fabien Mandon, a été invité par l’Association des Maires de France à l’occasion de leur Congrès annuel pour « exprimer sa vision » sur le contexte européen et international[1]. « Si notre pays flanche, a-t-il alors déclaré, parce qu’il n’est pas prêt à accepter de perdre ses enfants, de souffrir économiquement parce que les priorités iront à de la production de défense, par exemple, si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque »[2].
Presque immédiatement, les critiques furent légion. Une partie des oppositions a dénoncé la main d’un Président Macron « va-t-en-guerre »[3], provocateur à l’égard de la Russie, et a condamné un propos éminemment politique de la part d’un officier supérieur[4]. La défense du chef d’état-major ne s’est pas fait attendre, autant de la part de hauts gradés[5] — dont certains à la retraite[6] — que d’une autre partie des oppositions[7].
Les propos du général Mandon semblent être une nouvelle tentative de mise en agenda d’un problème public peu discuté, en dehors des commentateurs autorisés ou arènes intéressées, à savoir la préparation à la possibilité d’une guerre de haute intensité avec des milliers de morts de soldats professionnels et volontaires et, si les conditions opérationnelles l’exigeaient (coalition ou non ; nombre de morts par jour), parmi de possibles citoyens mobilisés. Pour le juriste, le propos du CEMA conduit à porter l’intérêt sur la thématique des relations civilo-militaires. La polémique qui a suivi a essentiellement porté sur le rapport du militaire au politique, soit dans la dimension relative au « devoir de réserve » du premier, qui s’avère être un trompe-l’œil (I.), soit dans celle de sa subordination au second, qui met la « suprématie civile » en tension (II.).
I. Le trompe-l’œil du « devoir de réserve »
La référence au « devoir de réserve » est une fausse piste (A.), mais elle renvoie, en toile de fond, à la question de la parole des officiers supérieurs militaires dans l’espace public (B.).
A. La fausse piste du manquement au « devoir de réserve »
Selon une partie de l’opposition, le général Mandon aurait manqué au « devoir de réserve » des militaires[8], mais l’argument peine à convaincre.
Celui-ci est formalisé à l’article L4121-1 du code de la défense : « les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens. Toutefois, l’exercice de certains d’entre eux est soit interdit, soit restreint dans les conditions fixées au présent livre ». La liberté d’expression fait à cet égard l’objet d’une approche contre-intuitive au sein d’une société libérale, puisque le principe est sa limitation, et non la liberté. En effet, si « les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres », « elles ne peuvent cependant être exprimées qu’en dehors du service et avec la réserve exigée par l’état militaire. Cette règle s’applique à tous les moyens d’expression ». Par conséquent, « la réserve exigée par l’état militaire » constitue, en dehors du service, la justification de ce principe. Ce devoir de réserve ne peut alors être compris en synonyme de la neutralité de tout agent public : d’une part, en raison de la singularité de l’état militaire (art. L4111-1 du code de la défense), il impose sans doute le plus fort degré de limitation de la liberté d’expression parmi l’ensemble des fonctionnaires ; d’autre part, en raison de l’éthique militaire, dont l’un des principes sous-jacents est la « tradition de secret ayant créé des habitudes mentales faites de prudence et d’absence d’esprit critique »[9].
À interpréter strictement la loi, pendant le service, la liberté d’expression ne serait pas seulement limitée, elle pourrait même être inenvisageable.
Or, d’une part, lors de son discours devant les maires, le CEMA était manifestement « en service », tant dans ses attributs formels (discours en qualité de chef d’état-major à l’invitation de l’Association des Maires de France ; tenue militaire de général d’armée aérienne) que fonctionnels. Certes, le général Mandon n’agissait pas alors en tant que commandant des opérations (article R3121-1 du code de la défense), mais comme gestionnaire, en tant qu’il exprimait notamment les besoins en « ressources humaines » et en « infrastructure », visés à l’article R3121-2 du même code.
D’autre part, l’indétermination qui entoure le devoir de réserve[10] permet de comprendre qu’il n’est pas le corolaire d’un devoir de silence[11], mais d’un devoir de retenue. L’actuel CEMA n’est pas le premier officier supérieur à prendre la parole dans l’espace public. Du reste, le juge administratif considère que la limitation de la liberté d’expression consiste à interdire « les attitudes et les propos, tant en service qu’en dehors, de nature à porter tort à la considération et à la confiance dont l’administration et ses autorités doivent bénéficier »[12], et non les discours dont la teneur peut s’avérer politique.
Par conséquent, la référence au devoir de réserve semble être un trompe-l’œil. Elle paraît davantage faire écho à une périphrase qui fait florès depuis la IIIe République, selon laquelle l’armée serait la « grande muette ».
B. Le degré de mutisme des officiers supérieurs dans l’espace public
L’expression « grande muette » charrie l’obligation des militaires de faire preuve d’apolitisme et de subordination envers les détenteurs du pouvoir civil. Si elle évoque aussi la « morale militaire du silence », elle n’a pas empêché, dans l’histoire républicaine, des « murmures » en public de la part des officiers[13]. Nul étonnement, alors, à ce que l’expression publique des militaires, en particulier des officiers supérieurs, se déploie sous la Ve République, d’autant plus que, ces dernières années, la présence de la figure du militaire dans l’espace public dans le cadre du continuum défense-sécurité[14] est croissante, pour ne pas dire banalisée (Vigipirate, Sentinelle…). La littérature spécialisée fait d’ailleurs état d’une augmentation des « sorties médiatiques » des hauts gradés, motivées par quatre préoccupations principales : « les moyens dévolus aux missions, les choix engageant la défense du pays, le droit de représentation professionnelle et le dévoiement des valeurs nationales »[15].
À écouter ou relire le discours du CEMA, trois de ces quatre préoccupations semblent alimenter sa prise de parole : la question des moyens des armées, celle des choix stratégiques et, dans une certaine mesure, celle de « faire Nation ». Ces propos s’inscrivent en effet dans un contexte international et européen, celui de la guerre d’agression de la Russie envers l’Ukraine, qui rappelle que la guerre reste un horizon possible, subi ou non, dans l’action des gouvernants. La haute hiérarchie militaire craint à cet égard la possibilité d’une guerre de haute intensité sur le territoire européen à moyen terme, soit « trois à quatre ans »[16], avec une estimation de pertes « entre 200 et 1000 morts par jour »[17]. Cet état des lieux est documenté et accessible dans la littérature grise, au premier rang de laquelle figure la Revue nationale stratégique, à l’écoute des auditions parlementaires ou à la lecture de leurs travaux. Sans doute, une erreur de communication a été timidement admise — le général Mandon ayant pris le soin, deux jours après son intervention, d’expliquer son propos — mais force est de constater que la « grande muette » fait preuve d’un mutisme somme toute relatif.
Ce constat semble résulter du fait que cette périphrase est moins contrainte par des règles de droit qu’elle n’est dessinée par le politique lui-même. En témoignent les éléments de langage du ministère des Armées, par la voix de sa ministre[18] et de son porte-parole, pour minimiser la portée du propos : « pour un auditoire […] non habitué aux propos du CEMA, il peut y avoir une certaine surprise, maintenant, ce qu’a dit le général Mandon, pour ceux qui ont déjà écouté ses propos à l’Assemblée, par exemple, devant la commission de défense, ou au Sénat, n’auront pas été surpris, puisqu’il n’a rien dit de nouveau »[19]. Le Président de la République, Emmanuel Macron, a lui aussi soutenu le chef d’état-major — sans revenir sur le terme polémique « nos enfants » — estimant que son propos avait « été déformé », « sorti de son contexte »[20].
Cette défense ne sonne pas comme un désaveu : le degré de mutisme des officiers supérieurs dépend bien de la réception par leur supérieur hiérarchique de leur prise de parole, qu’elle soit ou non publique. La meilleure illustration fut sans doute la démission, en 2017, de l’ancien CEMA, Philippe de Villiers. Lors d’une audition à huis clos en commission de la défense nationale et des forces armées à l’Assemblée nationale, ce dernier s’était opposé à une réduction importante des crédits de la mission « Défense » préconisée par Bercy, alors qu’il était en train de démontrer l’état de vulnérabilité des armées françaises[21]. Le Président Macron l’avait recadré sèchement le lendemain, en rappelant : « j’aime le sens de la réserve qui a tenu nos armées où elles sont aujourd’hui et ce que j’ai parfois du mal à considérer dans certains secteurs, je l’admets encore moins lorsqu’il s’agit des armées »[22].
En somme, si le manquement au devoir de réserve est un trompe-l’œil, il interroge le degré de mutisme au sein des armées, en particulier pour l’un des relais périgouvernementaux les plus importants qu’est le CEMA[23]. À cet égard, c’est le paradigme propre à tout État fondé sur un régime démocratique qui est mis en tension : la subordination de l’autorité militaire au gouvernement civil.
II. La mise en tension de la subordination de l’autorité militaire au gouvernement civil
La suprématie du gouvernement civil sur l’autorité militaire est un principe constitutionnel de l’organisation de l’État démocratique[24] (A.) qui peut être mobilisé pour tenter de donner du sens à la polémique déclenchée par le chef d’état-major des armées (B.)
A. Le principe de la « suprématie civile » : éléments de contextualisation
Si « l’armée de la République est au service de la Nation » (art. L4111-1 du code de la défense), la soumission de l’autorité militaire au pouvoir politique, lequel n’est autre que le délégataire du titulaire de la souveraineté en démocratie, n’a rien d’une évidence. Et pour cause ! Les forces armées sont les seules à détenir les armes de l’État, à avoir la capacité de faire usage de la violence étatique, il ne tombe donc pas sous le sens que les militaires s’en remettent au contrôle civil de la force armée[25]. Les « sociétés civiques » ont désormais triomphé sur les « sociétés prétoriennes » dominées par les armes[26]. Celles-là supposent une absence d’autonomie décisionnelle de l’autorité militaire[27], « essentiellement obéissante » (art. 12, Titre IV, Constitution des 3-4 septembre 1791), et l’imposition d’un régime juridique, fût-il exorbitant, d’origine civile[28] (même si l’armée dispose d’un ordre juridique propre, essentiellement disciplinaire, distinct de l’ordre juridique qui produit son cadre législatif et réglementaire[29]). Mais la littérature spécialisée rappelle que la relation entre les acteurs politiques civils et les militaires demeure en constante évolution[30]. La subordination du militaire au civil n’est en rien un « vaccin » immunisant contre les risques de dérives de l’institution[31]. Par conséquent, la division du travail social entre militaire et politique proposée par Samuel Huntington, qui limiterait le premier « à l’information, au conseil et à l’exécution de la décision politique sur toutes les questions touchant à la guerre et à sa préparation, tout en respectant son autonomie »[32], n’est pas si claire. Certes, la « suprématie civile » est dorénavant « un élément constitutif de la démocratie »[33], mais, pour ce qui est du cas français, et sans nier la part de récupération politique observée à l’endroit des propos du CEMA, la parole d’un haut gradé est susceptible de réveiller une mémoire collective marquée par le fait militaire, en particulier dans son histoire républicaine (1796-1799 [coups d’État sous le Directoire, 18 brumaire], 1851 [coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte], 1886-1889 [crise du boulangisme], 1940 [vote des pleins pouvoirs à Pétain], 1961 [putsch des généraux à Alger]). En d’autres termes, l’expression publique d’un militaire de haut rang peut provoquer, à tort ou à raison, des craintes.
Partant, deux hypothèses peuvent être formulées pour tenter de confronter le principe de « suprématie civile » aux faits qui nous intéressent : soit le chef d’état-major des armées a agi sur ordre, soit il s’agit d’une initiative personnelle.
B. La mise à l’épreuve de la « suprématie civile » : éléments factuels
Pour ce qui est de la première hypothèse, le principe de « suprématie civile » paraît de prime abord respecté, le général Mandon se présentant alors comme un exécutant d’une décision prise par le titulaire du pouvoir politique, ce qui paraît d’autant plus cohérent qu’un chef d’état-major est nommé, en conseil des ministres, par le Président de la République (article 13 de la Constitution). Toutefois, l’ordre dans la prise de parole en public interpelle : le Président de la République, en sa qualité de « chef des armées », dispose d’un titre qui concrétise la soumission du militaire au gouvernement civil (article 15 de la Constitution). D’un point de vue constitutionnel, il n’a rien d’anodin. De la IIe République jusqu’à la Grande Guerre, cette soumission était assimilable à un cantonnement, voire une indépendance, de l’autorité militaire vis-à-vis du gouvernement civil. Le principal dessein des républicains était de se prémunir de l’usage des forces armées au seul profit d’un chef politique[34]. À partir de l’année 1915, les républicains, jusqu’alors (très) méfiants à l’égard de l’institution militaire, opèrent un basculement : ils finissent par assumer l’imbrication du politique et du militaire, à ce que le gouvernement décide, donc soumette, à ses décisions le haut commandement de l’époque[35]. Ce dernier était ainsi rendu responsable de la conduite des opérations devant le gouvernement sans qu’il s’y substitue sur le plan opérationnel[36]. Depuis lors, ce titre de « chef des armées » évoque la subordination des militaires au pouvoir civil. À la lumière de ce développement, deux remarques peuvent être formulées.
La première est que l’on peut supposer que le Président de la République, en tant que « chef des armées », ou le Premier ministre, en qualité de « responsable de la défense nationale » (article 21 de la Constitution), sont les organes appropriés pour tenir les propos qui ont été ceux du CEMA en raison de leur teneur politique peu contestable. Au regard de ses compétences législatives et réglementaires figurant dans le code de la défense, le chef d’état-major n’est pas habilité à pouvoir dire ce qui fait Nation ni même à sonner le tocsin de la mobilisation, en particulier pour un public jeune, dont une partie non négligeable serait issue de catégories populaires (soit pour inciter les publics visés à s’engager dans le nouveau service national militaire, annoncé quelques jours après par le Président Macron ; soit pour préparer à une mobilisation, partielle ou générale, en cas de guerre de haute intensité particulièrement sanglante).
La seconde remarque est que, si les détenteurs du pouvoir politique ont autorisé ce discours, l’arène retenue paraît problématique. Il n’est pas question ici de nier le rôle des communes dans la préparation de la guerre[37], lesquelles sont considérées comme un vecteur idoine pour diffuser « l’esprit de défense »[38], mais les forces armées sont les subordonnées des organes politiques nationaux. Elles sont à la disposition des titulaires de la fonction exécutive, au premier rang desquels figure le gouvernement, lequel est placé sous la surveillance du Parlement (article 20, alinéas 2 et 3, de la Constitution). Partant, la « suprématie civile » ne se résume pas seulement à un « face à face entre l’administration militaire et le chef civil qui dispose d’elle »[39], à une soumission à la sphère ministérielle, voire présidentielle pour ce qui est de la Ve République. Bien qu’il n’y ait qu’un seul chef pour les forces armées, « le pouvoir civil de l’État », il est susceptible d’avoir « plusieurs têtes »[40]. Cette configuration produit alors des effets notables sur l’organisation constitutionnelle de tout régime politique, raison pour laquelle le pouvoir constituant en vient à concilier « suprématie civile » et « séparation des pouvoirs », dont l’ampleur du traitement du dernier est inversement proportionnelle à la discrétion du premier dans les enseignements du droit constitutionnel. Il s’agit pourtant de deux principes cardinaux dans l’organisation de tout État démocratique. Toujours est-il que le partage de compétences entre les titulaires de la fonction exécutive et le Parlement en matière militaire[41] conduit à ce que les forces armées soient soumises à un contrôle civil assuré par plusieurs organes constitués. Dès lors, le discours du chef d’état-major semble plus attendu devant un organe habilité par le constituant à déterminer ou contrôler la politique publique de défense, par exemple un Parlement, composé de représentants de la Nation.
Pour ce qui est de la seconde hypothèse, le principe de « suprématie civile » n’est a priori pas honoré. La défense du général Mandon par la ministre des Armées et le Président de la République rend l’hypothèse d’un haut gradé agissant sans l’aval de ses chefs peu probable. Mais la prendre au sérieux n’est pas inutile dans un contexte de « politisation des élites militaires », c’est-à-dire un cadre où les sorties médiatiques des officiers supérieurs visent à « peser sur l’agenda politique » et à aborder des thèmes de « moins en moins militaro-militaires au profit des valeurs, de la cohésion nationale, du modèle de société et de la responsabilité des élus »[42]. À cet égard, le propos du général Mandon peut s’envisager, non pas comme une remise en cause de la « suprématie civile », mais davantage comme un moyen d’influence[43]. Il ne serait d’ailleurs pas dénué d’intérêt pour un pouvoir politique parfois soucieux de faire passer un message à une population qui accorde une grande confiance aux armées[44]. Dans ce cas, le CEMA chercherait à la fois à peser afin de garantir la trajectoire haussière des crédits de défense, à sensibiliser à l’hypothèse d’une guerre sur le continent européen, donc à des pertes humaines possibles, mais aussi à diffuser un « esprit de défense ». En effet, la littérature spécialisée démontre que, dans les régimes démocratiques, le professionnalisme des officiers supérieurs militaires « ne les conduit pas nécessairement à adopter une posture de neutralité politique »[45]. Il n’est donc pas impossible, d’autant plus si la parole du militaire n’est pas sanctionnée par son supérieur politique, que le discours du CEMA devant le Congrès des maires de France soit le fruit d’une initiative personnelle. Une critique plus franche peut alors être formulée : les démocraties contemporaines ont beau se caractériser par un partage des compétences entre gouvernement et Parlement pour concrétiser la « suprématie civile », elles se fondent toutes sur un même paradigme aristocratique consistant pour le peuple à s’en remettre aux chefs sur les questions de politique extérieure[46]. Dans le régime de la Ve République, le phénomène est aggravé par une pratique présidentialiste qui a largement conduit les acteurs à intérioriser l’idée d’un chef à une seule tête, le Président de la République, ce qui conduit à confisquer toute capacité de contrôle parlementaire sur ses choix[47]. Malgré cet inexistant « domaine réservé » dans la Constitution, les élites gouvernementales et militaires s’accommodent d’une chaine de commandement resserrée, bien identifiable et efficace. Celle-ci confisque alors le débat et l’isole d’arènes délibératives qui seraient susceptibles de renforcer la légitimité d’une décision politique comme celle de l’entrée en guerre.
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La tradition républicaine de la « suprématie civile » est le résultat d’une synthèse entre la tradition relativiste (grande autonomie militaire pour garantir une totale loyauté au politique) et celle absolue (obéissance absolue des forces armées au politique), hantée par la crainte du césarisme. Aujourd’hui, sa déclinaison « réaliste » a conduit à faire du chef d’état-major des armées un acteur central pour le pouvoir politique[48]. Pour autant, que la prise de parole vienne d’un organe constitué ou du plus haut gradé de l’armée française, la configuration institutionnelle de la Ve République, verticale, peu contradictoire, est susceptible de rendre plus difficile l’adhésion populaire à l’horizon d’une guerre et ses conséquences (humaines, matérielles et budgétaires).
[1] « Propos du chef d’état-major des Armées : “Un pays qui n’est pas prêt à comprendre ça, c’est un pays qui est faible”, répond son porte-parole », BFMTV.com, 20 nov. 2025. Disponible en ligne.
[2] « Le chef d’État-major des armées demande aux maires de préparer la population aux futurs conflits », AMF.asso.fr, 19 nov. 2025. Disponible en ligne.
[3] « Pourquoi le Rassemblement national se montre si féroce envers le chef d’état-major des armées », RadioFrance.fr, 21 nov. 2025. Disponible en ligne.
[4] J.-L. Mélenchon, « Nous ne voulons pas la guerre », 20 nov. 2025. Disponible en ligne.
[5] « “Il pose des scénarios” : sur RTL, le chef d’état-major de la Marine nationale réagit aux propos du général Mandon, selon qui la France doit “accepter de perdre ses enfants” », RTL.fr, 20 nov. 2025. Disponible en ligne.
[6] « “Il faut ouvrir les yeux” : le général Jean-Paul Paloméros salue le discours musclé du chef d’état-major », RadoFrance.fr, 21 nov. 2025. Disponible en ligne.
[7] « “Perdre nos enfants” : à rebours du reste de la gauche, Glucksmann juge que le général Mandon “a raison d’alerter la nation”, LeParisien.fr, 21 nov. 2025. Disponible en ligne.
[8] Groupe LFI, Assemblée nationale, « Un Chef d’état-major des armées ne devrait pas dire ça. », 19 nov. 2025. Disponible en ligne.
[9] M. Bourmanne, « Armée, prison : institutions totalitaires ? », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 1988-1, vol. 20, 1988, p. 148.
[10] Jean Rivero parlait de « flou » : J. Rivero, « Sur l’obligation de réserve », AJDA, 1977, p. 58.
[11] A. Zarca, « La réserve n’est pas le silence. Thème et variations sur le devoir de réserve », Délibérée, 2021-1, n° 12, p.78-84.
[12] C. Legras, « Du devoir de réserve des militaires », Inflexions, 2018-3, n° 39, 2018, p. 18. Pour une récente illustration, voy. CE, 11 décembre 2025, M. B., req. n°503891.
[13] O. Forcade, « Les murmures de la “Grande Muette” sous la Troisième République », in O. Forcade, É. Duhamel, P. Vial (éds.), Militaires en République, 1870-1962, Paris, Éditions de la Sorbonne, 1999, p. 507-519.
[14] M. Watin-Augouard, « Le continuum défense sécurité intérieure », in F. Debove, O. Renaudie (dir.), Sécurité intérieure. Les nouveaux défis, Paris, Vuibert, 2013, p. 303.
[15] G. Daho, L. Klein, « Le renouveau des études civilo-militaires », in G. Daho, L. Klein (dir.), Les armes cèdent-elles à la toge ? Regards interdisciplinaires sur les relations civilo-militaires en démocratie, Paris, Mare & Martin, 2023, p. 15 et p. 21.
[16] F. Mandon, Assemblée nationale, « Audition, ouverte à la presse, du général d’armée aérienne Fabien Mandon, chef d’état-major des Armées, sur le projet de loi de finances 2026 », 22 oct. 2025, n° 9, p. 5.
[17] « Propos du chef d’état-major des Armées… », op. cit..
[18] C. Vautrin, Assemblée nationale, « Question de B. Lachaud, député LFI-NFP. Propos du chef d’état-major des armées », Questions au gouvernement, 2e séance, 25 nov. 2025.
[19] « Propos du chef d’état-major des Armées… », op. cit..
[20] « “Expliquer à tous les Français qu’on va les sacrifier, ça n’a aucun sens” : Emmanuel Macron évoque des “propos déformés” du chef d’état-major des armées », RTL.fr, 25 nov. 2025. Disponible en ligne.
[21] N. Guibert, « Démission du général Pierre de Villiers : entre Macron et les armées, récit d’une crise historique », Le Monde, 19 juil. 2017.
[22] « Discours d’Emmanuel Macron à l’hôtel de Brienne », Élysée.fr, 13 juil. 2017. Disponible en ligne.
[23] T. Mulier, Les relations extérieures de l’État en droit constitutionnel français, Paris, Mare & Martin, 2020, §951-954.
[24] L. Klein, « La dimension juridique du contrôle civil de la force armée : déclinaisons du principe de suprématie civile », in G. Daho, L. Klein (dir.), Les armes cèdent-elles à la toge ?, op. cit., p. 61.
[25] L. Klein, Le contrôle civil de la force armée en démocratie. Droit et pratique de la suprématie civile dans les démocraties contemporaines, Paris, Mare & Martin, 2020, p. 21-23.
[26] S. Huntington, Political Order in Changing Societies, New Haven, Yale University Press, 1968, p. 79.
[27] L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, Paris, Éd. E. de Boccard, 2e éd., t. IV, 1924, p. 597.
[28] L. Klein, « La dimension juridique du contrôle civil de la force armée… », op. cit., p. 70.
[29] Pour une synthèse : M. Bourmanne, « Armée, prison : institutions totalitaires ? », op. cit., p. 156-158.
[30] J. Joana, « 1. Le pouvoir de la force 1.1. Les forces armées », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, coll. Repères, 3e éd., 2024, p. 249-250.
[31] G. Daho, L. Klein, « Le renouveau des études civilo-militaires », op. cit., p. 21.
[32] J. Joana, « 1. Le pouvoir de la force… », op. cit., p. 248.
[33] L. Klein, Le contrôle civil de la force armée en démocratie, op. cit., p. 38.
[34] C. Vimbert, La tradition républicaine en droit public français, Paris, LGDJ, coll. Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t. 73, 1992, p. 118-119.
[35] N. Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France XIXe-XXIe siècles, Paris, Gallimard, coll. Nrf essais, 2015, p. 338-350.
[36] L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, op. cit., t. IV, 1924, p. 599.
[37] T. Mulier, Les relations extérieures de l’État…, op. cit., §170-173.
[38] Voy. les auditions de la mission d’information sur la défense et les territoires : quels rôles pour les acteurs du territoire dans la défense nationale ?, avortée le 9 juin 2024 à la suite de la dissolution de l’Assemblée nationale.
[39] L. Klein, « La dimension juridique du contrôle civil de la force armée… », op. cit., p. 78.
[40] Idem, p. 79.
[41] T. Mulier, Les relations extérieures de l’État…, op. cit., §826 et s. ; §999 et s.
[42] G. Daho, L. Klein, « Le renouveau des études civilo-militaires », op. cit., p. 20-23, en part. p. 22.
[43] S. E. Finer, The Man on Horseback. The role of the Military in Politics, New-York, Routledge, 2002 [1962], p. 164 et s..
[44] EcoDef Conjoncture, « Opinion des Européens sur la défense au printemps 2024 », n° 248, juillet 2024. Disponible en ligne.
[45] J. Joana, « 1. Le pouvoir de la force… », op. cit., p. 249.
[46] T. Mulier, Les relations extérieures de l’État…, op. cit., § 1259-1262.
[47] M. Chavrier, La première décennie de la Cinquième République. Contribution à une théorie de la concrétisation non juridictionnelle de la Constitution, Univ. Paris Panthéon-Assas, th. dactyl., 2024, §92 et §146.
[48] Ph. Vial, « Une complexité méconnue : la dimension politico-militaire de la tradition républicaine. Un essai d’interprétation globale », in G. Daho, L. Klein (dir.), Les armes cèdent-elles à la toge ?, op. cit., p. 90-100.
